Roger Establet
Discussions entre amis
J'ai connu Barlas Tolan à l'université de Marmara, dans le merveilleux institut d'études politiques au bord du Bosphore où il exerçait des fonctions importantes puis à Galatasaray, lieu non moins admirable
Dans les deux cas, nos relations professionnelles étaient suivies de longues discussions à bâtons rompus, derrière un thé. J'avais remarqué le rôle essentiel qu'avait joué Barlas Tolan dans la diffusion en Turquie des œuvres de la sociologie française. Et il évoquait avec un vrai talent de conteur les rencontres qu'il avait faites avec les grands hommes de notre discipline, que j'avais connus seulement dans les bibliothèques ou, au mieux, depuis le dernier rang d'un amphithéâtre parisien. J'ai pourtant eu le privilège de lui conter quelques anecdotes sur un personnage qu'il connaissait mieux que moi : Georges Gurvitch.
La première remonte à mes années d'étudiant - 1959, c'est loin tout çà ! -. Georges Gurvitch était un professeur terrifiant. Il parlait avec un fort accent russe, avec une voix puissante et il était extrêmement exigeant sur la durée des exposés qu'il confiait à ses étudiants. On devait s'inscrire dès le début de l'année. La veille du jour de mon exposé chez Gurvitch, deux de mes camarades me convainquent de les conduire avec ma 4CV d'occasion à Brest, et donc d'être absent le jour fatal de l'exposé. Quand je rentre de Brest, je trouve dans ma boîte aux lettres de l'ENS une enveloppe dont je reconnais l'écriture large et puissante - celle du Professeur Georges Gurvitch. Je tremble. Je me dis que mon examen est noyé dans la Seine. Et bien, non !
Le redoutable professeur Georges Gurvitch s'excuse auprès de moi pour son absence due à la maladie et me propose une autre date. Barlas Tolan, qui connaissait mieux Georges Gurvitch que moi, n'avait pas de mal à imaginer mon soulagement. Le hasard avait bien fait les choses !
Mais le hasard s'est renouvelé. Pendant mon service militaire, en 1963, je reçois une lettre du directeur de l'ENS ma demandant si j'accepterais un poste de maître assistant à la Sorbonne, sous la direction de Georges Gurvitch ! C'était une chance extraordinaire[1], liée à l'arrivée imprévue mais prévisible dans l'enseignement supérieur des générations nombreuses du baby boom ! Je me rendais régulièrement chez Georges Gurvitch pour prendre ses consignes. Il habitait 38 rue Vaneau dans l'appartement qu'avait occupé Marx. Le redoutable Georges Gurvitch me raconta ses premiers pas dans la carrière. Il avait passé, juste avant la Révolution de 1917, un examen dans un collège orthodoxe. Dans cette thèse de théologie, il soutenait que l'Apocalypse était une version annonciatrice des théories marxistes. Les membres du Jury qui aimaient bien le jeune Gurvitch lui ont accordé tout juste cet examen, en exprimant leur désaccord total sur le fond. La révolution survenant, Georges Gurvitch devint commissaire du peuple et professeur à l'Université de Tomsk. Dans une réunion, il voit arriver les membres de son ancien jury. L'un d'eux lui dit :
« - Cher Georges Gurvitch, vous voyez nous sommes maintenant d'accord avec les communistes!
- Eh bien, leur répondit-il, maintenant c'est moi qui ne suis plus d'accord avec eux ! «
Imaginez la joie de Barlas Tolan en écoutant cette petite histoire, même s'il en connaissait mieux que moi la suite à la fois tragique et glorieuse.
Et j'ai pu lui en raconter encore une autre.
« Un jour j'arrive chez Georges Gurvitch. Mais je suis reçu par sa femme, très triste, qui me dit que son mari est chez le Docteur mais qu'il va revenir. Elle me raconte sa jeunesse avec Gurvitch dans sa chère Russie qu'elle voudrait tant revoir. Et elle me dit que Georges est en train de faire des démarches pour y retourner. »
"-Il a mis ses conditions : s'adresser en russe aux ouvriers de l'Usine où il avait été commissaire du peuple, et consulter les archives de cette usine. "
Les Russes refusèrent la première condition mais acceptèrent la seconde. Madame Gurvitch supplia. En octobre 1965, Georges Gurvitch accepte de renoncer à s'adresser aux ouvriers de son usine. Mais le voyage ne se fera pas : Gurvitch meurt au cours de l'hiver. Madame Gurvitch perdra la raison.
Je suis tombé, dans une des bibliothèques d'Aix-en-Provence, sur un lexique anglo-russe de Madame Gurvitch publié aux USA entre 1940 et 1944. Peut-être Madame Gurvitch a-t-elle été ainsi un des acteurs fondamentaux de la Seconde Guerre mondiale. Je n'ai pas eu le temps de questionner Barlas Tolan à ce sujet : un regret de plus !
Roger Establet
Professeur émérite en sociologie
[1] Pour un poste de ce genre, il y a aujourd'hui une centaine de candidats ! C'était le bon temps !