Michèle Jolé
Hommage à Barlas Tolan
8 décembre 2015
Je n’ai pu pas le faire l’année dernière, mais je tenais à rendre hommage à mon ami Barlas Tolan. En effet, en me proposant en 2003 d’assurer le cours de sociologie urbaine au département de sociologie, il m’a liée profondément et définitivement à Istanbul, à la Turquie, aux enseignants, aux étudiants que j’ai rencontrés. Barlas Tolan poursuivait, ce faisant, une initiation à ce pays que j’avais entamée avec un autre collègue d’Ankara, l’urbaniste Tugrul Akçura, rencontré 20 ans auparavant à l’Institut d’urbanisme de Paris où j’enseignais et qui s’était interrompue avec sa mort brutale à Paris en 1984. Cet hommage est une occasion pour moi d’exprimer ma reconnaissance à ces deux passeurs pour m’avoir introduite à la complexité de cette société et au raffinement de son élite intellectuelle et culturelle.
C’est également à l’Institut d’urbanisme que j’ai rencontré Barlas Tolan, professeur invité, dans le cadre d’accord entre nos deux Universités. Responsable des relations internationales et sociologue, j’ai été naturellement son interlocuteur privilégié ; de plus, nous avions très vite découvert que nous étions tous deux passés à l’université de Nanterre, que nous avions été proches d’ Henri Lefebvre (son directeur de thèse) et que nous avions en commun de nous intéresser à l’urbain ; sa thèse, soutenue à Nanterre en 1971, portait sur Les problèmes de l’urbanisation en Turquie et leurs aspects sociaux. Ce qui créa forcément entre nous une certaine complicité, malgré nos divergences théoriques !
Je pense que Barlas Tolan apprécia son passage - même court, près de deux mois - dans cette institution parisienne où il enseigna et eut de riches échanges avec ses collègues. Une amie, professeur à Nanterre, lui offrit d’ailleurs l’opportunité d’intervenir dans un cours sur l’espace public urbain, au département de sociologie, qu’il saisit évidemment avec plaisir et peut-être nostalgie, qui sait ? Je dirais que son ambition était autant de transmettre certains savoirs sur l’urbanisation turque, que peut-être, plus largement, de sensibiliser un public français peu informé, méconnaissant souvent la Turquie, de façon affligeante, rappelant, avec ironie, que « la fiancée » (la Turquie) s’impatientait à attendre son époux (l’Europe) ! De plus, son passage à l’Institut a permis de mettre en place un cadre pour des échanges plus réguliers entre enseignants et étudiants, cadre qui dure, il me semble, encore aujourd’hui. De toute évidence, ce séjour lui permit à la fois de se délester pendant un temps des responsabilités administratives pour se consacrer à des cours et à un public, nouveaux pour lui et surtout tenter d’apaiser ce qu’il vivait comme un affront, suite à l’échec de sa candidature à la Présidence de l’Université de Galatasaray.
J’aimerais enfin évoquer le personnage que fut Barlas Tolan et quoi de plus vivant qu’une voix pour retrouver un disparu ; le grain, le volume, l’accent, les silences, les rires disent des choses. C’est ainsi qu’à le ré-écouter dans l’émission de France Culture Métropolitain, enregistrée cette même année 2003, où il parle d’Istanbul et des gecekundu, j’ai reconnu au-delà des propos tenus, de sa faconde, du plaisir de parler, ce que j’ose appeler sa rondeur, rondeur de la voix dans un français choisi et impeccable, arrondi par un léger accent turc et ses r roulés, rondeur du corps et son appétit de vivre, certes par moments malmené, rondeur aussi que l’on peut associer à sa bonhommie, malicieuse comme en témoignent les quelques plaisanteries de l’interview.
Cette bonhomie se manifestait aussi dans une hospitalité, généreuse de temps et d’attention et dont j’ai pu bénéficier avec beaucoup de bonheur et de gratitude. Il aimait sa ville, il aimait la faire découvrir ; à la question de Thierry Paquot dans l’interview sur comment la décrire, il répond : Je dirai que c’est une très belle ville, avec un site incomparable et tout ce que nous avons fait depuis cinquante ans pour la détruire n’a pas toujours réussi, le reste est toujours enchantant. Cet enchantement, il tenait à le partager et quelle meilleure façon que de réunir autour de lui, comme il l’a fait souvent, son petit monde du département de sociologie et les « étrangers de passage », dans son magnifique appartement, ouvert sur le Bosphore, le soir au moment du soleil couchant et où le plaisir de la table accompagnait celui de la rêverie et de la conversation. Il en était très fier. Merci Barlas Tolan.
22 novembre 2015
Michèle Jolé